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La vie de Hannah Arendt, parce que celle-ci a accompagné, en femme engagée comme en penseuse qu’elle était, le cours des catastrophes du « siècle de fer » (le XXe siècle), a suscité et suscite toujours nombre d’images et de clichés où cette femme d’exception ne se retrouve guère, tant Arendt s’est entêtée à les prendre à revers tout au long de son existence.
Personnalité de gauche, elle a laissé chez certains, par son usage étendu du concept de « totalitarisme », fusionnant fascisme et communisme, le souvenir d’une doctrinaire de la guerre froide. Juive, un temps militante sioniste, elle a, par ses critiques acerbes de la politique du mouvement auquel elle avait appartenu, puis par son rapport controversé sur le procès d’Adolf Eichmann dans les années 1960, fini par être considérée – à tort – comme une adversaire d’Israël.
Bien qu’ayant été, en Allemagne, l’une des plus brillantes étudiantes de son temps dans des universités encore bien peu accueillantes envers les juives comme envers le « deuxième sexe », elle n’est guère revendiquée par les féministes. Ses positions ambiguës sur les droits civiques, aux Etats-Unis où elle s’était exilée depuis 1941, ne laissent pas de mettre mal à l’aise.
Ce hors-série du Monde s’efforce de retrouver, derrière les simplifications, la complexité d’un itinéraire dont plus d’une étape demeure surprenante. En insistant, par exemple, sur la période mal connue pendant laquelle Hannah Arendt séjourne en France, de 1933 à 1941, il rectifie un certain nombre de raccourcis à travers lesquels cette figure protéiforme est appréhendée aujourd’hui.
Si la littérature dite secondaire sur Hannah Arendt est considérable, ses archives peuvent ménager encore des surprises au ton très « actuel ». Thomas Meyer, un spécialiste allemand de Hannah Arendt qui a consacré à son œuvre la biographie la plus récente (Hannah Arendt. Die Biografie, Piper, 2023, en allemand non traduit), a ainsi découvert en 2022 un inédit que le hors-série du Monde publie pour la première fois en version française. Il s’agit d’un texte de 1944 regrettant la timidité du Congrès américain sur la question de la Palestine et du « Foyer national juif ». Non sans une certaine lucidité, Arendt s’y inquiète précocement de ce que le Proche-Orient puisse se transformer en « baril de poudre du monde ».
Qui fut vraiment Hannah Arendt, se demande-t-on à l’issue de ce parcours à travers son existence et sa pensée ? Elle préférait se dire politologue et rejetait le qualificatif d’intellectuelle. Mais l’héritage le plus probable qu’elle laissera sera sans doute celui de philosophe. Ce legs, elle l’a recueilli auprès des plus grands de son époque, Edmund Husserl, Martin Heidegger ou Karl Jaspers, et elle a su le développer en une originale théorie de l’action. C’est donc sans doute en tant que philosophe qu’Arendt doit conserver toute sa place dans nos mémoires de modernes.
« Hannah Arendt, l’amour du monde », hors-série « Une vie, une œuvre », 124 pages, 11 euros.
Nicolas Weill
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